Les critiques sont presque unanimes quant au film de Margarethe Von
Trotta sortie en salle en 2012 : Il est prenant, bien mené et solide.
Voilà pour ce qui est du récit de l’histoire de la philosophe qui, en 1961, est
envoyé à Jérusalem par le New York Times pour couvrir le procès du criminel de
guerre nazi Eichmann et dont les conclusions quant au verdict rendu lui attire
toute la colère et la haine de ses contemporains. Cependant bien peu commentent
ce qui est à mon sens le véritable objet du film, ce qui lui apporte toute sa
consistance et toute l’émotion qu’il peut dégager : Le travail d’Hannah sur
elle même. Car ce film semble en effet présenter trois niveaux de réflexion, ou
du moins de récit : celui de l’enquête et de la couverture du procès par
la philosophe, donc un niveau largement historique et documenté, mais aussi
celui du travail d’écriture et de jugement critique de la philosophe, donc une
tentative de comprendre le personnage d’Hannah et de mettre en lumière le dure labeur qu’est la pensée, puis enfin, celui qui interroge le rôle et l’essence
de la philosophie du point de vue d’Hannah. Ce film est donc une espèce
d’entonnoir qui nous incite à glisser du travail de terrain que réalise la
philosophe, vers son travail de réflexion pour enfin s’immiscer majestueusement
dans le travail qu’elle réalise sur elle même, en tant que philosophe. Or
forcément, ce dernier niveau est plus abstrait et donc plus symbolique, ce
qui les rend moins flagrant. Un œil averti remarquera toutefois que cette
structure est très présente et fonde la chronologie du film, rythmé par ces
trois temps. Toutefois, on comprend bien que le titre du film, qui n’est pas
« Le procès Eichmann », ou encore « La banalité du mal »
- titre, pourtant, du livre issu des articles écrits à cette occasion par Hannah
Arendt – nous incite d’avantage à nous intéresser à la philosophe qu’à ses
articles ou au procès. Ce fait laisse donc penser que l’objet véritable du film
est une interrogation sur les rôles contemporains du philosophe et que le
procès n’est en fait qu’un « prétexte »du parti, un élément de récit
presque secondaire qui se laisse parfois oublier. Ainsi, pour comprendre son
véritable message il convient de sonder cette œuvre selon ses trois temps.
Un film, à première
vue, historique …
Commençons donc par
le récit du procès et des réactions d’Hannah Arendt. Considérer ce thème comme
secondaire serait en fait plutôt sévère. En effet, c’est lui qui amène la
problématique du film : la pensée et son rôle dans nos sociétés. En effet,
Arendt défend suite au procès l’idée selon laquelle Eichmann n’est pas
véritablement coupable de ses actes puisqu’il était en fait privé de sa
capacité de réflexion par l’enrôlement et l’idéologie nazis : il était un
simple fonctionnaire qui obéissait aux ordres donnés sans se soucier ni même se
poser la question de leurs conséquences et de leurs justifications. Elle
interroge donc par cette affirmation le rapport qu’entretient la pensée avec
les actes et affirme même que c’est la pensée qui met en jeu la responsabilité
de l’individu en trahissant son activité de morale. Là réside toute l’essence
du film. Car c’est cette affirmation qui vaut à la philosophe d’être désavouée
et rejetée par tous, y compris ses plus proches amis, et même d’être traitée de
« vieille pute nazie ». Cependant, celle ci n’estime pas défendre
Eichmann en affirmant cela mais simplement ouvrir un sentier menant à la
compréhension du « mal » et plus particulièrement de l’atrocité qu’a
pu représenter le nazisme. C’est d’ailleurs pourquoi elle ne reviendra à aucun
moment sur ces affirmations et conservera pour seul soutien une poignée
d’étudiants demeurant bouche bée devant le personnage qu’est la philosophe. On
pourrait presque, en interprétant quelque peu la situation, considérer les
détracteurs de Arendt comme l’exact symétrique de l’administration nazie
représentée par Eichmann. En effet, leur comportement ne relève ni plus ni
moins que d’une incapacité à dépasser les faits pour atteindre une objectivité
qui leur permettrait de nuancer leur jugement, comme le fait Arendt. Ils
obéissent en fait aux ordres d’une morale qui semble tomber sous le sens et ne
présenter aucune alternative possible. On observe donc déjà une certaine
dénonciation de cette morale quasi-intuitive qui empêche la raison et la pensée
d’opérer. Seuls les étudiants de Hannah ne semble pas vraiment prendre
position, surement du fait même de leur statut d’étudiants : ils ont
encore tout à apprendre et leur curiosité les met à l’abri de cette morale despotique.
Voici pour ce qui est de la première moitié du film, un focus sur le procès,
appuyé par des documents d’archives, et l’initiation du débat entre Arendt et
ses détracteurs.
… mais aux accents
très romanesques …
Vient ensuite au terme de la première heure,
l’intervention d’Heidegger, philosophe réputé pour être assez obscur tant dans
ses théories qu’en tant qu’individu, notamment du fait de son adhésion au parti
nazi, et qui fut professeur et amant d’Hannah à l’université. Il apparaît dans
un souvenir d’Hannah ou celle ci lui déclare : « l’idée même d’une
pensée animée de passion, dans laquelle réfléchir et être en vie ne feraient
qu’un est assez effrayante pour moi ». Cette crainte donne bien la
tonalité de la suite du film. En effet, débute une seconde partie où le
personnage d’Hannah prend plus d’importance, et notamment sa relation avec le
philosophe qui semble l’avoir marqué profondément. Heidegger rythme d’ailleurs
cette partie du film par de fréquentes interventions dans les souvenirs de Hannah.
On comprend dès lors que la philosophe est en permanent travail sur elle même
et à la recherche d’une réponse quant au rôle de la pensée au niveau
individuel. Les autres personnages servent d’ailleurs l’étude du personnage,
notamment en insistant plusieurs fois sur le fait que Hannah paraît insensible.
Cependant ses moments d’introspection les contredisent. De fait, Hannah semble
profondément torturée par la recherche de la relation qui unie la pensée aux
actes et par sa quête de vérité. Cette quête semble dans un premier temps
guidée par l’affirmation de Heidegger qui considère que la pensée est un
« dialogue de soi à soi-même » qui n’a aucune conséquence sur les
actes et le savoir. Toutefois, petit à petit elle va rejeter cette conception,
notamment grâce à l’aide du cas Eichmann qui lui montre en fait que la pensée
est centrale dans l’action et doit représenter le lien de soi-même vers le
monde. De plus, malgré l’ensemble de ses détracteurs Hannah va se battre pour
défendre un point de vue plus profond que celui communément admis malgré la
souffrance que provoque en elle le désaveu de ses proches. Cette seconde partie
apparaît donc comme le récit de l’émancipation philosophique de Hannah et de sa
prise de position du point de vue ontologique. Ceci apparaît d’autant plus
compliqué pour elle que la relation qu’elle avait avec Heidegger lui a laissé
de lourdes séquelles sentimentales. Le film laisse d’ailleurs planer une
certaine ambiguïté quant à cette relation, on ne sait pas si c’est
véritablement son histoire d’amour qui lui laisse ces séquelles ou si, comme
elle l’affirme c’est simplement l’apport philosophique de Heidegger qui la
marqua à vie ( l’affirmation citée plus haut peut toutefois nous laisser penser
que c’est en fait le subtil mélange de ces deux apports et la complexité de
mêler la passion à la pensée qui en sont à l’origine ). Quoi qu’il en soit on
se rend bien compte dans la dernière scène, majestueuse, qu’elle décide enfin
d’arpenter son propre sentier philosophique en considérant que la pensée est
profondément pratique et se résume dans « la capacité à différencier le
bien du mal » ; elle n’est plus une activité purement introspective
mais nous porte véritablement vers le monde.
… au service d’une
interrogation majeure : quelle doit être la place de la pensée dans nos
sociétés ?
Sont donc présentées
dans ce film les positions fortes campées par Hannah mais qu’elle n’assume
véritablement qu’a son terme. Une véritable conception de la philosophie et de
la pensée en général y est exposée. Ceci constitue le troisième niveau de
réflexion du film, un niveau qui parcourt en trame de fond l’ensemble du film
et vise à trahir la place et le rôle du philosophe dans notre société. En
effet, un premier point éclaire cette problématique : Hannah fait presque
son mea-culpa dans la scène finale en « avouant » qu’elle a étudié le procès d’un point de vue philosophique. Ceci ne se résumerait il qu’en une
faute ? Pas exactement. Ce mea-culpa vise en fait à souligner que Hannah
s’est, dans son étude, servie de sa raison, non de sa passion comme l’on fait
tous ses proches. Elle apparaît donc ici comme une soupape de sécurité :
quand les évènements sont si forts et si poignants que tous ne peuvent faire
taire leur morale passionnée, le rôle du philosophe et de garder une distance
et de demeurer objectif. En somme, les Hommes sont régis par l’administration
totalitaire de leurs passions et le philosophe est la part de raison qui
demeure pour juger du bien et du mal et pondérer, sinon excuser leurs actes.
Ceci lui vaut d’ailleurs de profonds sacrifices personnels car il s’engage dès lors, par son statut à
demeurer en marge, souvent contre tous. Si, comme Heidegger l’affirme, «
la philosophie est profondément inactuelle », le philosophe ne peut que
l’être avec elle. On pourrait d’ailleurs se référer ici à la description que
fait Alfred De Vigny du poète dans la préface de Chatterton ou encore au chapitre des Chemins qui ne mènent nulle part de Heidegger «
Pourquoi des poètes en temps de crise », pour affirmer que le philosophe
par ce rôle doit se sacrifier aux Hommes, comme le fait Hannah. Or, on constate
bien dans le Hannah Arendt que
la philosophe endure une souffrance qui la consume mais jamais ne la
dépasse ; les nombreux plans fixes de sont visage usé baignant dans une
lugubre atmosphère mêlant sa solitude aux volutes de fumée s’élevant de sa cigarette ne soulignent-ils pas
assez sa torpeur ? Il est d’ailleurs remarquable qu’elle n’apparaisse
jamais sans sa cigarette. Un symbole de sa lente consumation ? Quoi qu’il
en soit, elle vit sa pensée et voici le fardeau du philosophe : sa pensée
ne guide pas seulement ses actes mais l’habite profondément, c’est même ce qui
le différencie du simple intellectuel pour Rousseau lorsqu’il souligne dans les
Rêveries « j’en ai beaucoup vu
qui philosophaient plus doctement que moi, mais leur philosophie leur était pour
ainsi dire étrangère ». On retrouve d’ailleurs cette distinction dans le
film entre Hannah et la plupart de ses proches. Il est reproché à Hannah d’être
insensible mais au contraire, cette façade reflète en fait un profond déchirement,
une faille destructrice qui s’étend et l’embrase. Cette distanciation et ce
contrôle de soi apparaissent d’ailleurs comme un élément essentiel à la survie
psychique de la philosophe en évitant le choc entre sa pensée et ses émotions,
qui, on le présume facilement, sont contradictoires. Elle même l’affirme :
« Il y a des choses qui sont plus fortes que l’individu chez qui on les
rencontre et qui les portent », la pensée est parfois plus forte que
l’individu qui la porte. Elle n’est pas le savoir ou la connaissance, la pensée
est un fardeau, le philosophe celui qui accepte de lui sacrifier sa vie. Sa fin
ne saurait être que la vérité, et par conséquent, servir l’humanité.
AZOULAY Alexandre
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