Le Zapping, la télé et la réalité



Les débuts d’année sont loin d’être ma période préférée. Le froid y devient plus mordant, et les effets secondaires des fêtes de fin d’année se font ressentir. Mais il y a chaque année une chose qui vient égayer ces quelques jours difficiles. Le foie noyé dans la vinasse et l’estomac bourré de foie gras, c’est le moment d’oublier sa déprime pré-rentrée et de s’aliter avec une bonne tisane de grand-mère pour regarder le Zapping de l’année.

Pour les ignares du petit écran, rappelons que le Zapping, programme phare de Canal + depuis bientôt 25 ans, compile chaque jour les images télévisuelles fortes des dernières 24 heures dans un montage souvent impertinent, toujours intelligemment biaisé, donnant toujours plus de sens à des images parfois banales. Le Zapping de l’année est en quelque sorte le Zapping des Zapping. Pendant près de 4 heures, il reprend les images marquantes de l’année dans un nouveau montage enrichi de la diversité de séquences que peut produire la télévision non plus en un jour, mais en un an.

Était-il pour autant la peine d’écrire sur ce programme dont la notoriété n’est plus à faire et dont la qualité ne fait plus aucun doute pour beaucoup de téléspectateurs. Il me semble que oui, car celui-ci a plusieurs niveaux de lecture et d’interprétation qui méritent d’être discutés.

Comme l’auront remarqué tous ceux qui l’ont déjà regardé au moins une fois, le Zapping est bien plus qu’un simple enchaînement d’images  « croustillantes » ou choquantes. Un extrait, si on l’isole, peut n’avoir aucun sens ou aucun intérêt. C’est le montage final qui est décisif. Le sens de chaque extrait ne s’éclaire qu’à la lumière de ceux qui l’entourent, en suggérant une opposition, une ressemblance, un parallèle, une interprétation alternative. Des images sans rapport apparent entre elles peuvent ressortir des griffes des « zappers » avec un message fort et convaincant, comme seule la télévision sait en produire.

Le premier message du Zapping est indéniablement humoristique. Certains n’hésitent pas à dire qu’il est le dernier vestige de « l’esprit canal », impertinent, insolent et décalé. Nombreux sont les montages qui n’ont d’autre but que de ridiculiser, des politiques aux journalistes sans oublier les people des téléréalités. Pas toujours en finesse, souvent potaches et toujours inspirés, les « zappers » raillent les acteurs du petit écran les uns derrière les autres. Tout le monde en prend pour son grade. Le Zapping serait-il une émission populiste, une sorte de bras d’honneur jubilatoire d’une poignée d’anonymes à toute la sphère télévisuelle ? Le téléspectateur moyen, à qui l’on apprend à jalouser ce milieu pourtant pas forcément enviable, ne peut que se délecter d’un tel spectacle.

Les « zappers » sont pourtant bien plus qu’une bande de clowns accros à la télé. Comme ils l’avouent volontiers, le Zapping est orienté, subjectif. C’est une émission éminemment politique et polémique. Par ses montages habiles, elle questionne le téléspectateur sur de nombreuses problématiques dans tous les domaines : politique, économie, social, scientifique... Et ses messages sont particulièrement puissants. Le spectateur lui accorde naturellement du crédit. Dans son esprit, les « zappers » s’adressent à lui avec des séquences qu’ils n’ont pas créés, ni truquées. Peu importe ce qu’ils disent, le spectateur croit que ce sont les images qui lui parlent. Comment mettre en doute l’honneur de ces anonymes ? Après tout, ils ne font que montrer une vérité préexistante au Zapping. C’est pour lui une prise de conscience, il croit ouvrir les yeux, décrypter la réalité d’extraits qu’il n’aurait pas perçus sous cet angle en dehors de l’émission. Comme l’a dit M. dans une interview il y a quelques années, le programme présente « une vision subjective d’une réalité objective ».

En dressant le constat précédent, on voit que le Zapping aborde une autre problématique plus profonde. Il interroge notre rapport à la télévision et son pouvoir, aux journalistes et à la vérité. Éclaire-t-il une réalité cachée ou n’est-il rien de plus qu’une subtile mise en abîme ?  Au fond, le Zapping ne fait que mettre en scène la pièce de théâtre perpétuelle qu’est la télévision.

Le programme manipule le spectateur mais se rend aussitôt, car c’est là que réside son vrai message, sa raison d’être. En travestissant les images, il les dénonce à travers un principe fondamentalement contradictoire : il vit de et par la télévision, mais elle est son plus grand ennemi, son cheval de bataille. Sa mise en scène n’a d’autre but que de lever le voile sur le mensonge originel qu’elle commet. Car c’est elle la vraie manipulatrice, celle qui transforme et arrange la réalité à ses souhaits. En changeant la signification des séquences, l’émission ne fait que montrer que leur sens initial n’existe que par la volonté de ceux qui les ont tournées. Quand il se moque des politiques, people et autres stars du petit écran, le Zapping vise en réalité le monde télévisuel dans son ensemble, tout en étant conscient qu’il en est une facette comme une autre. Il nous fait douter de la capacité de la télévision à communiquer un message neutre, conforme à la réalité. Pour lui, la seule réalité est celle de l’écran. Elle est alternative, transfigurée bien qu’elle tire sa source du réel. Là est le vrai sens du mot « téléréalité ». Le programme casse le mythe d’un journalisme objectif dont certains rêvent.

De toutes les questions qu’il prétend soulever, c’est au fond cette dernière la plus importante. Quel est le degré de réalité de la télévision ? Quelle confiance lui accorder ? Finalement, les montages cyniques et insolents ont pour simple but de lever le voile sur le cirque gigantesque qu’est la télé. Le Zapping se moque de lui-même avant tout. Il transmet la son ultime message, toujours subtilement. Il est lui-même une comédie, une blague toute entière. Pour preuve, l’émission du 3 janvier qui, après les images chaotiques de la tornade réunionnaise Bejisa et des inondations bretonnes, se conclut sur une citation de Cyril Hanouna, acteur archétypal de la pièce de théâtre télévisuelle : « C’est que de la télé ».
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